Ce blog est le petit frère de

Ce blog est le petit frère de notre site internet

lundi 7 avril 2014

En Afrique la poésie parle aussi portugais

Un samedi après-midi d'avril à Paris Patrick Quillier, spécialiste de Fernando Pessoa, a ouvert aux amateurs de poésie tout un pan d'univers à découvrir : celui des poètes du Mozambique des trente dernières années. 

Chaque trimestre, le Salon littéraire du musée du Quai Branly, "là où dialoguent les cultures" développe un thème et l'illustre d'une sélection d'ouvrages mis à la disposition des visiteurs. C'est une excellente idée, d'autant que l'accès en est gratuit et ouvert à tous.

Le thème du moment est l'Afrique lusophone. Du coup, le responsable de ce Salon littéraire contemporain, découvrant son article "L'écoute sensible dans la poésie mozambicaine contemporaine(1) a souhaité inviter le poète, essayiste et professeur de littérature comparée à l’université de Nice Patrick Quillier, à qui l'on doit notamment l'édition de référence des oeuvres de Fernando Pessoa dans la Pléiade.

Un cénacle mêlant spécialistes et curieux s'est donc retrouvé autour de l'immense table de bois vernis de ce bel endroit pour l'écoute sensible promise par le programme.




En traduisant quelques uns de ces poètes du Mozambique, Patrick Quillier s'est donné la plus grande liberté. Ainsi, non seulement retrouve-t-il ce "fusillement" inventé par les envahisseurs allemands en 1870 pour les besoins quotidiens de leur conversation avec les vaincus(2) et d'un emploi aujourd'hui bien rare, même s'il se comprend tout seul dans ces vers de Luis Carlos Patraquim :
"Je me réveille dans la nuit
L'oiseau sacré chante les lois du ciel
nous assourdit, éclate dans la nuit
probablement les fusillements ont commencé."
... mais encore, il nous embarque par exemple dans un mot-valise aussi efficace que "vociférocement", rappelant en hommage combien ces néologismes étaient chers à Césaire.

D'ailleurs, Césaire était présent, en effigie. Juste en face du passeur, aux pieds des trois totems debout sur la table, se tenait sur un présentoir le monumental travail de compilation et de généalogie des "Poésie, Théâtre, Essais et Discours" d'Aimé Césaire coordonné par Albert James Arnold (Présence africaine, CNRS éditions, 2013, 1805 pages).

Face à Patrick Quillier se tenaient aux pieds des totems sur un présentoir
les "
Poésie, Théâtre, Essais et Discours" d'Aimé Césaire.

D'autres poètes du Mozambique furent évoqués dans cette heure embarquée sur la côte ouest africaine, d'autre vers cités et traduits, souvent à la volée.

Ainsi Eduardo White : 
"Si ça continue je vais saisir le mot revolver 
et envoyer une balle dans la tête de la tristesse.
Pour ce fils d'une lisboète, né en 1963 "Un poète n'est pas à comprendre mais à sentir".

Une perception contrastée de Pessoa

En réponse à une question de la salle, Patrick Quillier fut amené à préciser la place de Pessoa au Mozambique et on fut étonné d'apprendre qu'elle était "assez faible". A l'autre extrême des appréciations de l'histoire, Pessoa est quasiment devenu pour les Brésiliens un poète brésilien...

Pourquoi une telle divergence de destinée littéraire ? 
Deux raisons viennent successivement à l'esprit du conférencier. La première est la différence de statut de la langue portugaise dans les deux pays. Alors que le Brésil en a fait sa langue nationale, le portugais n'est maîtrisé que par 30% environ de la population du Mozambique qui abrite une trentaine de langues différentes. Le portugais est surtout la langue des citadins et de l'élite cultivée.
La seconde raison tient au rapport à la mémoire. De part et d'autre de l'Atlantique, le souvenir de l'esclavage et de la traite est totalement différent. Au Mozambique, le rapport à l'ancien pays colonialiste est encore une épine dans les cœurs. Au Brésil, cette histoire a quasiment fait de ce pays ce qu'il est aujourd'hui.

Ainsi, quand Eduardo White écrit "O poèta non e um fingidor" (le poète n'est pas un faussaire) il faut y voir une référence directe à un vers de Pessoa affirmant justement le contraire et que Patrick Quillier traduit : "Feindre est le propre du poète."

Au moment de terminer cette balade en poésie mozambicaine, le ton déjà naturellement doux de Quillier s'est faite encore plus feutré. "Depuis le début de cette soirée, j'ai en moi les voix de deux morts, Virgilio de Lemos (3)  qui fut publié en France aux éditions de la Différence et Michel Laban". Ce dernier, professeur et traducteur notamment d'auteurs angolais comme Luandino Vieira a disparu en novembre 2008. 

La conférence terminée, un petit groupe est resté longtemps encore autour de Patrick Quillier, professeur et poète en toque et gilets chamarrés. 

Quand nous sommes sortis de l'enceinte du musée la nuit était tombée sur la forêt de bâtons de lumière qui lançait quelques étoiles au plafond de la voûte du bâtiment. 
La tour Eiffel était dans son pyjama d'or pour touristes et on devinait dans l'ombre la neige cotonneuse des cerisiers en fleurs.


AxoDom




(1) Revue de Littérature Comparée d'octobre 2011 N°340 (disponible sur la base Cairn)
(2) Revue des Deux-Mondes, 1er sept. 1871, p. 51. (selon Littré via Reverso). Le mot fusillement est déjà signalé comme "peu usité" par l'édition de 1930 du Larousse du XXe siècle de Paul Augé et il est même absent du Dictionnaire historique de la langue française d'Alain Rey.
(3) Trois textes de Lemos dits ici par Alexia Stresi sur France Culture. 


Aucun commentaire: