POLITIQUE - Avril 2014, bientôt d'autres élections, pour l'Europe cette fois.
N'est-il pas temps de voir à nouveau les choses d'un point de vue joyeusement européen ? Et de le faire en évitant les pièges de la pensée "orientée marché" puisque le succès n'a jamais été un critère suffisant de qualité dans les arts.
N'est-il pas temps de remettre la poésie à sa place : ni surplombante, ni absente, juste là.
« Il dépend de celui qui passe
Que je sois tombe ou trésor Que je parle ou me taise Ceci ne tient qu’à toi Ami n’entre pas sans désir »
Paul VALERY
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Un Forum Européen de la Culture s'est tenu vendredi et samedi dernier au Palais de Chaillot, juste entre une autre rencontre du même type à Berlin et une sorte de conclusion à Bruxelles. L'étape parisienne s'inscrivait donc dans un mouvement large et concerté dont l'objectif est d'écrire un ordre de mission pour la prochaine Commission européenne. C'est la logique "Europe créative", le programme de soutien aux secteurs culturels et créatifs européens pour 2014-2020, soit près d'un 1,5 milliard d'Euros d'aide au secteur culturel européen.
Or, qui fut cité en ouverture de son discours à Chaillot par la ministre Aurélie Filipetti ? Un poète. Le même Paul Valery dont les mots accueillent les visiteurs au fronton du bâtiment (voir légende de la photo ci-dessus). Celui-ci écrivait en 1919 dans "Regards sur l'histoire" :
"L'idée de culture, d'intelligence, d'oeuvres magistrales, est pour nous dans une relation très ancienne - tellement ancienne que nous remontons rarement jusqu'à elle - avec l'idée d'Europe."
Alors que les élections européennes arrivent dans une grande indifférence populaire (sauf à l'extrême droite) il est temps de rendre du sens à l'idéal européen, tant celui-ci s'est évaporé dans l'économie, les courbes de croissance, les provincialismes de la pensée et les calculs politiciens. Quoi qu'on en pense, il importe de ne pas laisser l'Europe entre les mains de ceux qui la haïssent, à droite ou à gauche.
Après le poète, la ministre de la culture a donné des chiffres, moins excitants mais assez parlants tout de même : 3,3% du Produit Intérieur Brut (PIB) de l'Union Européenne (UE) viennent du secteur créatif. C'est plus que l'industrie automobile ou l'agriculture. La source est une étude d'Androula Vassiliou, Commissaire européenne à la Culture, l'Education, le Multilinguisme et la Jeunesse - chaque mot compte dans son titre. Parallèlement, le secteur créatif représente 3% de l'emploi total en Europe, soit 6,7 millions de personnes.
Par comparaison, en France, la culture c'est 3,2% du PIB et 640 000 emplois, autant que l'industrie agro-alimentaire et l'agriculture ou encore 7 fois plus que l'automobile). Un calcul mental rapide montre que "nos" acteurs culturels sont bien plus nombreux mais un peu moins productifs que la moyenne européenne. Sont-ils moins bons ou importants au regard du public ou des siècles ? Evidemment, non.
Pour donner encore quelques données chiffrées, 1€ "donné" à un festival "rend" 4 à 7€ de retombées sur son territoire. Ceci est vrai de Aurillac, Bussang, Avignon, Charleville-Mézières... dont les festivals font aussi partie de l'activité économique, c'est-à-dire humaine.
Ben ! Et la poésie ?
Pardon de reposer inlassablement la question mais quand Aurélie Filipetti dans cette entrevue énumère les arts, on l'entend dire "le spectacle, le théâtre, la musique, la danse, etc... les arts visuels, les arts plastiques... ".
Bon sang ! Elle a juste oublié la poésie !
Mais quand donc la poésie sortira-t-elle de l'enfer du ETC des arts ????????
En revanche la ministre de la culture n'a pas oublié de parler des Industries culturelles.
Mais qu'est-ce qu'une industrie culturelle ?
Si les mots ont un sens, alors parler d'industries culturelles est un contresens. Parce que chaque création est un prototype, aux antipodes de toute logique industrielle.
Pire encore, c'est une traîtrise. Parce que la simple utilisation de ce concept américain est en soi une démission française face à la manière anglo-saxonne de voir les choses. Depuis toujours, ils disent "l'industrie musicale" pour désigner ce que nous, en France, nous appelons le "secteur de la musique". Et, non ! ce n'est pas la même chose. Un artiste ne se définit pas comme un travailleur de l'industrie musicale mais comme un musicien.
Sans cesse il est nécessaire de résister à la tentation des marchands de ne voir la culture qu'en tant que patrimoine, c'est-à-dire un ensemble d'actifs valorisables, autrement dit transformables en valeur monétaire alors qu'on est là dans l'incalculable apport de ce qui rend la vie belle.
Il n'est donc pas légitime que la valeur éventuellement, subsidiairement patrimoniale de la culture l'emporte sur sa valeur symbolique. L'enrichissement (monétaire) de quelques uns ne peut se faire au détriment de l'intérêt (moral, sensible, artistique) de tous. Beauté, mon beau souci...
Il n'est donc pas légitime que la valeur éventuellement, subsidiairement patrimoniale de la culture l'emporte sur sa valeur symbolique. L'enrichissement (monétaire) de quelques uns ne peut se faire au détriment de l'intérêt (moral, sensible, artistique) de tous. Beauté, mon beau souci...
Edvard Munch, “Friedrich Nietzsche,” 1906. |
Heureusement, le preux Raphael Enthoven est venu à la fin du Forum de Chaillot citer Nietzsche en profondeur pour ouvrir le débat, les yeux et les coeurs.
Nietzsche écrit en 1882 dans les fragments réunis sous le titre (discutable) de La volonté de puissance:
"Grâce à la liberté des communications, des groupes d'hommes se formeront qui dépasseront les nations" (...)
"Ce que je vois se préparer lentement et comme avec hésitation c'est l'Europe unie."
Et la conclusion de Nietzsche est une volonté de puissance :
"Il n'y a QUE la culture qui donnera le jour à ce continent."
Certes, il faut comme l'a rappelé la ministre de la culture française (délectable amphibologie...) :
- lutter contre "l'optimisation fiscale et la disparité des taux de TVA entre physique et numérique"
- soutenir "le défi du numérique qui rapproche les artistes de leur public"
- reconnaître le "caractère irremplaçable du droit d'auteur pour rémunérer les créateurs "
- soutenir la création en Europe
voire même pourquoi pas "créer des acteurs mondiaux".
Mais surtout, il faut ne plus oublier la poésie au fond d'un ETC...
Car qu'est-ce qui peut le mieux lutter contre la haine, la guerre et le mépris que ces sentiments de pur plaisir, de bonheur intellectuel qui naissent du partage d'un poème du portugais Fernando Pessoa ou de l'italien Eugenio Montale, du souvenir d'un film du français Bertrand Tavernier, de l'angélique voix d'un Laurent Terzieff ou d'un Michael Lonsdale disant un pur vers de l'anglais Shakespeare ou du polono-germano-français Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz ?
12 avril 2014 : A la suite de cet article quelques échanges avec des amis européens, observateurs attentifs de ces sujets, notamment via le World Poetry Movement ou le site poieinkaiprattein.org (ce qui signifie en grec "Créer et réaliser") nous amenèrent à modérer l'enthousiasme que cette "affirmation d'une volonté politique au service de la culture" avait pu susciter en nous...
A suivre.
21 avril 2020 : La volonté de vivre - pléonasme schopenhaurien - du secteur culturel est vivace. On peut en découvrir une nouvelle manifestation dans le Manifeste de l'UFISC pour une autre économie de l'art et de la culture.