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jeudi 24 octobre 2013

Le prix Apollinaire 2013 à Temple, le chthonien

Le 75e prix Apollinaire a été décerné en 2013 à Frédéric Jacques Temple, 92 ans, pour l'ensemble d'une oeuvre  paganiste, voire chthonienne.

© Pierre Bolszak / Ed. B. Doucey
Pour l'info brute, voir les sites journalistiques : Livres hebdo ou La lettre du libraire, avec notamment sur ce dernier site la liste des lauréats précédentsMais derrière...

Ici, où nous traquons les ARMES secrètes de la POESIE, arrêtons-nous sur autre chose : pourquoi cette nomination est importante ? 

D'abord parce que, contrairement à une idée reçue qui nuit à la réception de la poésie contemporaine et à la reconnaissance de son autonomie, celle-ci n'est pas d'abord cérébrale. Ainsi, FJ Temple  n'est pas un poète intellectuel. Il le dit et le répète à l'envi, notamment dans la préface de son Anthologie personnelle publiée chez Actes Sud depuis 1989.

"Produit d’une lointaine paysannerie, tout en moi proclame un paganisme que n’ont pas atténué, au contraire, presque deux millénaires chrétiens. Il me plaît même de reconnaître dans l’homme du Jourdain et du Golgotha l’aboutissement miraculeux du grand Pan et la renaissance du Phénix. 
Les forces élémentaires m’ont accompagné tout au long de mon enfance et je me suis plu au commerce des puissances chtoniennes. Je me souviens de l’odeur animale des cavernes et des remugles paludéens. 
S’étonnera-t-on que je prenne mes distances avec cette volonté présomptueuse, commune à beaucoup, de faire de la poésie un pur exercice de l’esprit ? Je crains, tout en les admirant par ailleurs pour leur intelligence et leur brio, les théoriciens qui n’engendrent souvent que des fruits insipides. Ils sont un peu comme les théologiens qui refroidissent la foi. En marge des doctrines et des messages, éteignoirs de la poésie, me guide un mot qui commande la vie, et donc l’art, en dépit des aléas, des souffrances et de la solitude, c’est le plaisir."


Enfonçons le clou pour qu'il tienne : le dernier récipiendaire du prix Apollinaire, où certains voient le Goncourt de la poésie, ne met pas l'intellectualité au centre de sa poésie. Ce qui ne signifie ni qu'elle soit simpliste, ni qu'elle fuie l'intelligence, bien au contraire, évidemment. 


Ensuite cette nomination est importante parce que l'apparence austère, fière, sobre de FJ Temple, toute l'attitude de l'homme comme son écriture prouvent la force de la Poésie, sa résistance intrinsèque à l'Actualité, cette pauvre actualité à laquelle elle préfère, comme Nietzsche, les considérations inactuelles.

Cela seul justifierait que ce prix Apollinaire lui ait été décerné "pour l'ensemble de son oeuvre", fait rarissime, intervenu 8 fois seulement sur 73 lauréats. 


Aujourd'hui sous les hauts plafonds de cet hôtel où tout n'est qu'ordre et beauté, une petite centaine de personnes entourent Frédéric Jacques Temple. Le président du prix Apollinaire, Charles Dobzinski, malade, est remplacé par Jean-Pierre Siméon, également membre du jury, tout comme Zéno Bianu, présent. 

Siméon révèle qu'au premier tour de scrutin, des voix s'étaient portées sur les noms d'Olivier Barbaran et de Jean-Luc Steinmetz mais que l'unanimité s'était ensuite rapidement faite sur celui de Frédéric Jacques Temple. 


Il dresse un rapide portrait d'un aventurier qui fut l'ami de Durrell, de Cendrars, de Henry Miller, participa à la bataille de Monte Cassino et lui apparait "plus Whitman que Mallarmé". Il lit ensuite la longue et savoureuse préface qu'Alain Borer a écrite pour le dernier recueil de FJ Temple, " Phares, balises & feux brefs, suivi de Périples", paru chez Bruno Doucey. 


Voici quelques extraits de cette préface, juste de quoi saliver. 

Les trois lapins (par Alain Borer)

La nature est un temple, mais Temple est une nature. Ce vivant pilier a une tronche de vieux pêcheur assis au port à raccommoder ses filets. C’est l’Homme tranquille sans John Ford. Vous l’approchez, attiré par son Chant des limules. Appelez-le Achab: il vous raconte ses pêches à la baleine au large de Nantucket, explique comment dépecer le chacal, dans le grand Sud marocain, puis tanner sa peau au soleil et au sel. Vous êtes à pied d’œuvre : pour lire Achab, il faut trois lapins. Un «lapin» est une offrande espérée au rendez-vous de tout lecteur. Le premier lapin est de mot. 
(…)  

Achab l’Apache: il en va de l’unité du monde et des choses, la paix implique la connaissance.

(…)  

Notre deuxième lapin est de vérité. C’est le même que l’autre, côté monde. Achab eut une enfance solitaire à fouiller les dolmens et piéger les lièvres. Il fut de ces adolescents qui comprennent leur enfance quand ils lisent Mark Twain et Jack London, puis de ces adultes qui comprennent leur adolescence quand ils lisent Cendrars, Miller, Durrell. Un homme mûr ne distingue bientôt plus ses amis de ses lectures; pour lui, ce furent tout un. Après quatre-vingt, quatre-vingt-cinq ans de lecture et d’écriture, on accède enfin à la solitude intellectuelle.

(…) 

Mais il reste « cet enfant dont je suis la tombe » – tel l’enfant de Suétone, « peureux jusqu’en sa vieillesse».

(…)

Il n’est pas donné à tout le monde de vivre. Il y a des grands poètes sans biographie, comme Mallarmé (d’autres ont une biographie de grand écrivain..., comme Alain Bosquet), ce que j’appelle l’Œuvre-vie est rare. 

(…) 

Achab a traversé la vie en homme de paix. Guerrier contemplatif, voyageur immobile, explorateur égaré, toujours Seul à bord (1945). Bourlingueur, sans doute, comme Cendrars, et comme Cendrars le dit de lui-même, en confidence d’Une nuit dans la forêt « de plus en plus je me rends compte que j’ai toujours pratiqué la vie contemplative ». Autrement dit, il n’a cessé de résister à la dislocation du monde. 

Achab, c’est une poésie à hauteur d’homme, en liaison permanente avec l’unité de l’Être. Il a pris part aux pires bouleversements du monde comme à des rythmes saisonniers. D’ailleurs au cœur de la guerre la conscience, la responsabilité et la liberté s’aiguisent, c’est ce qui est regrettable dans la guerre: il faudrait garder les bons côtés de la guerre en temps de paix. En période de débandade, «la poésie» redevient inaudible. Le poète est un pianiste virtuose de hall d’hôtel, qui fait bien dans le décor mais que personne n’écoute. Pire, on ne l’écouterait pour rien au monde. 

(…)

Le troisième lapin est donc métaphysique : le seul qui vaille nos lacets. Il faut comprendre que les trois lapins réunis vont ensemble, dans un poème, quand il y a œuvre-vie.  




Après le préfacier, s'avance le préfacé qui a bien voulu nous confier le texte de son intervention. La voici in extenso

Le discours de réception de Frédéric Jacques Temple



Le moyen le plus sûr de vivre longtemps, c’est de réussir à devenir vieux. Ce sage conseil que donne Erik Satie, j’ai la chance de le mettre en pratique. C’est que la vie réserve encore et toujours de bonnes surprises que je ne voudrais pas manquer ; et aujourd’hui celle-ci : recevoir le Prix Apollinaire. Je me sens dans la peau d’un jeune poète dont on encourage les débuts prometteurs. C’est à peu près ce que disait Paul Newman en recevant son premier Oscar à Hollywood après plus de quarante ans de carrière.


Je félicite donc le jury pour sa perspicacité. Plus sérieusement je le remercie de tout cœur, globalement en la personne de son Président Charles Dobzinski, malheureusement absent mais qui m’a longuement téléphoné avant hier. Jean-Pierre Siméon, grâce à qui les poètes ne peuvent écrire qu’au printemps, vient de confirmer, très amicalement, que je pouvais prétendre à me voir inscrit désormais au palmarès de ce prix qui bénéficie de l’intérêt généreux que Madame Monique Pignet porte à la poésie, donc aux poètes.


Je m’en voudrais si j’oubliais mes éditeurs successifs ou permanents (ce sont des héros !) : Edmond Charlot, dès 1946, puis Chambelland, Grasset, Fata Morgana, Actes Sud où m’accueillit Hubert Nyssen et qui réédite fidèlement mon Anthologie personnelle depuis 1989, Granit de François-Xavier Jaujard, Proverbe de Jérôme Vérain, Jacques Brémond et Obsidiane de François Boddaert ; et enfin, pour mon dernier recueil, Bruno Doucey qui milite avec talent et passion dans la suite et dans le souvenir de Pierre Seghers ; comme celui-ci, éditeur-poète ou poète-éditeur, dont il me plaît de signaler le dernier recueil :  S’il existe un pays …


Qu’on me permette de saisir l’occasion de cette distinction pour avoir plus qu’une pensée pour deux amis disparus qui ont été lauréats du Prix Apollinaire. Paul Gilson, en 1951, salué par Jean  Cocteau et Blaise Cendrars. En 1946, il avait ouvert toute grande la porte de la Radiodiffusion Française à la poésie et plaça de nombreux poètes aux leviers de commande, parmi lesquels, pour n’en citer qu’un, Georges Emmanuel Clancier. Que Paul Gilson soit parti brusquement en 1963, voilà exactement cinquante ans, ne saurait amoindrir notre reconnaissance.


Le second, Serge Michenaud, fut couronné en 1972 pour son recueil Scorpion-Orphée, premier volume d’une saga que la mort interrompit l’année suivante. C’était un Breton à la forte carrure physique et spirituelle qui avait sourdement la prescience que, pour lui, le temps allait trop vite. Je relis souvent une de ses dernières lettres qui m’apparaît aujourd’hui comme une adresse à tous ceux qui, vivant en poésie, se doivent et doivent aux autres de ne pas différer le face à face avec soi-même. « La poésie, m’écrivait-il, est ta seule parole, le seul nom par lequel, obscurément, quelqu’un qui est toi, t’appelle ». Je me souviens qu’un soir, ayant échoué sur le Banc d’Argain, nous avons posé les questions qui s’adressent à tous, devant un petit feu de bois, sous les étoiles, à l’écoute des oiseaux marins, en attendant que la marée nous remette à flot. Le silence qui nous submergeait était peut-être une réponse.


La liste serait longue de ceux qui nous ont accompagnés et sont partis. À défaut de les nommer tous, il est juste de s’en souvenir pour ne pas laisser s’évanouir des amitiés et des œuvres que trop souvent le vent disperse. « Que sont mes amis devenus ? ». La complainte de Rutebeuf n’a cessé de se faire entendre à travers les siècles.


Souvent se pose la banale question : qu’est-ce que la poésie ? Si on ne me le demande pas, je crois le savoir ; si on me le demande, je ne le sais plus. L’essentiel est qu’elle soit. Je crois bien qu’elle est inutile, mais je suis sûr qu’elle est nécessaire. Reste à savoir à quoi. Peu importe. Chaque poète a sa propre musique qui, par une sorte d’alchimie, peut devenir celle de ceux qui la reçoivent ou la transmettent.


Moi, qui ne suis pas un poète intellectuel, j’ai eu la chance cependant d’être soutenu et compris, depuis de longues années, par ces lecteurs avisés et savants que sont les universitaires, au premier rang desquels Claude Leroy qui vient d’éditer Blaise Cendrars dans la bibliothèque de La Pléiade (il est à Berne aujourd’hui pour présenter cette édition) et j’aperçois ici Pierre-Marie Héron qui a organisé avec lui en 2011 le colloque de mon nonantième anniversaire à l’université Paul Valéry. Ils m’ont appris beaucoup de choses sur moi-même, ils ont toute ma reconnaissance.


La poésie n’a cessé de m’accompagner de ses phares, balises ou feux brefs, pour jalonner mes routes et mes navigations. Des poèmes sont nés, même dans les trous d’eau glacée des Abruzzes, dans le fracas des bombes, la terrible odeur des charpies, les hurlements suprêmes, comme pour témoigner qu’elle ne cessait de participer de l’aventure de vivre. Car il faut vivre, et vivre d’abord. Deinde, filosofare.


Je dois maintenant me faire à cette réalité que j’ai bien reçu le Prix Apollinaire, car je me sens accablé de modestie en réalisant que ne l’ont jamais eu François Villon, Jean de la Fontaine, Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud ou Gérard de Nerval.


Encore merci pour cette belle aventure et merci à tous ceux, enfants, petits-enfants, amis, qui sont venus nous rejoindre ici pour partager ce moment avec moi.
Frédéric Jacques Temple
Hôtel Lutetia, Paris, le 19 octobre 2013


Et voici, comme en dessert, le premier poème de ce dernier recueil, "Phares, balises & feux brefs" d'abord paru en 2005 aux éditions Proverbe. Aujourd'hui épuisée, cette édition a été partiellement remaniée par l’auteur.