Dans la revue bimensuelle "LES ANNEES" (N° 8, début mai 2012), une analyse de la façon dont le poète haïtien Anthony PHELPS a lutté toute sa vie contre l'exil avec les armes de la poésie.
(Si la photo d'écran n'est pas lisible le texte est reproduit ci-dessous).
Sa première anthologie personnelle est publiée en France. |
L'art d'être en exil, et de s'y dire
Le poète Anthony Phelps est né à Port-au-Prince en 1928. Déjà presque tout est dit. Ajoutons, parce que la poésie est faite par des corps, qu’il a aujourd'hui 84 ans mais qu’il en fait 20 de moins. C’est un grand corps élégant avec quelque chose d’Henri Salvador dans la douceur du sourire et la voix cajoleuse. Sous une tignasse blanche des sourcils encore noirs et une bouche sensuelle.
On a pu l’entendre récemment au Centre national du livre
lire des textes tirés de l’anthologie que les éditions Bruno Doucey viennent de
lui consacrer : 50 ans de poésie explorés, de « Présence »
publié en Haïti en 1961 à « Une plage intemporelle » publié en 2011
au Québec.
Au début des années 60, il fondait avec des amis le groupe
Haïti Littéraire et la revue Semences, la troupe de théâtre Prisme et animait
des émissions de poésie et de théâtre sur radio Cacique. Hélas, bêtement arrêté
par les Macoutes pour avoir prêté sa machine à écrire à un activiste qui avait
tapé un tract dessus, il goûte pendant 14 jours les prisons de Duvalier, s’en
dégoûte et s’exile. Etudes (chimie, céramique…) aux États-Unis et au Canada et
en 1964 il s’installe vraiment à Montréal.
C’est par l’exil que tout commence vraiment. Toute son
œuvre, une vingtaine de titres, est imprégnée de cet acide éloignement de la
terre natale et de la mer/mère qui l’entoure et du soleil qui va avec. L’exil
est son topos, la prime source
de son écriture.
Je continue ô mon pays ma lente marche de poète un bruit de chaine dans l’oreille un bruit de houle et de ressac et sur les lèvres un goût de sel et de soleil.
La lecture au CNL avait ce charme dangereux qui berce et
retire un peu de jugement à l’auditeur. On peut trouver beau le chant qu’on ne
comprend pas. Surtout en poésie où on s’accommode volontiers de mystère et
d’inexpliqué. On se dit qu’on y verra plus clair dans le livre. On se trompe à
peine.
Certains passages sont immédiatement admirables :
Voici que je te tiens entre mes bras comme une amphore et ta forme ovoïde vibre sous mes caresses. Voici que mes mains entourent ton visage délicatement comme on lève une coupe de cristal.
Mais par moments le foisonnement des images est si luxuriant
que l’esprit a du mal à suivre les yeux, doit s’arrêter, reprendre.
J’ai tant de lunes à passer dans la colonne du vent mais la parole s’invente un nouvel alibi.
Là, on
peut rester perplexe un moment ; ça s’éclaire quand on sait qu’à la date
de ce texte il est depuis 10 ans en exil au Canada…
Du rêve et de l’exil
C’est que l’on est ici dans une poésie du rêve où le sens souvent est caché. Cela peut dérouter, voire lasser le lecteur. D’ailleurs quand
on a demandé à Anthony Phelps après sa lecture au CNL si ses influences poétiques avaient évolué au
fil des années, il nous a aussitôt cité les surréalistes. Et point d’autres. Il
faut dire que Breton est passé à Haïti en 1945 ; Phelps avait alors 17 ans.
Son poème « Capitaine de mes douleurs » (1980)
fait forcément penser à « Capitale de la douleur », le premier
recueil d’Eluard. Pour la petite histoire, le titre originel d’Eluard était
"L'art d'être malheureux" ; Gala venait de rencontrer Dali… Pas
de ça (le malheur) chez Phelps mais plutôt l’art d’être exilé, ou l’art d’être
en exil. C'est-à-dire, dirait Heidegger, l’art d’ETRE en exil. Et de s’y dire.
La Gala de Phelps, c’est Hélène, qui apparaît ça et là,
« Hélène aux yeux de guerrier ».
Homère n’est pas bien loin, et toute sa Grèce avec lui :
Le Parthénon enfante des divinités rétrogrades et l’écho de l’Escorial filtre une voix sénile.
Si ça n’est pas un hommage, alors c’est un règlement de comptes avec l’Ancien monde.
Une vendetta qui remonte jusqu’au monde Antique ici convoqué
et révoqué :
Que les cornes vigilantes du taureau
éventrent une fois pour toutes l’acrobate de Cnossos
et Dédale-labyrinthe ne sera plus que fable
pour fileuses de laine ou chevriers infatigables
mouvant menhirs d’un paysage déchu.
Il faut
bien tuer le père sans cesse et partout pour supporter un Nouveau monde.
Quitte à s’accepter de nouveaux pères, Saint-John Perse par
exemple. Ainsi dans le recueil « La Bélière caraïbe » (1980), le
poème « Nomade je fus » :
Au chemin creux des aromates ma voix sans gite redécouvre la paille et le feutre
et plus loin : « il fait un temps nouveau / au filon de très haute tendresse », un clair écho de l’auteur d’Anabase et justement d’Exil. Lequel Perse avait
ainsi traduit/adapté le poème de T.S Eliot « We are the hollow men »
:
Nous sommes les hommes sans substance nous sommes les hommes faits de paille.
On trouve un Ciel de paille dans Eloges. Hasards peut-être… Peut-être pas.
Quoi qu’il en soit, Anthony Phelps, traduit dans maints pays
et langues depuis des années, présenté comme une « figure emblématique de la poésie haïtienne et même caribéenne »
au dernier festival Étonnants Voyageurs, laissera une œuvre qui est déjà au
programme des études françaises de plusieurs universités des États-Unis dont
Princeton.
Laissons-lui le derniers vers :
Sous le coude du rêve
une plage ondule
intemporelle.
AxoDom Guillerm
Ref. « Nomade je
fus de très vieille mémoire », Ed. Bruno Doucey (diff. Harmonia Mundi,
18€)