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mercredi 9 avril 2014

L'Europe est sa culture, non un marché culturel !

POLITIQUE - Avril 2014, bientôt d'autres élections, pour l'Europe cette fois. 

N'est-il pas temps de voir à nouveau les choses d'un point de vue joyeusement européen ? Et de le faire en évitant les pièges de la pensée "orientée marché" puisque le succès n'a jamais été un critère suffisant de qualité dans les arts. 

N'est-il pas temps de remettre la poésie à sa place : ni surplombante, ni absente, juste là.


« Il dépend de celui qui passe
Que je sois tombe ou trésor
Que je parle ou me taise
Ceci ne tient qu’à toi
Ami n’entre pas sans désir » 
Paul VALERY






 
Un Forum Européen de la Culture s'est tenu vendredi et samedi dernier au Palais de Chaillot, juste entre une autre rencontre du même type à Berlin et une sorte de conclusion à Bruxelles. L'étape parisienne s'inscrivait donc dans un mouvement large et concerté dont l'objectif est d'écrire un ordre de mission pour la prochaine Commission européenne. C'est la logique "Europe créative", le programme de soutien aux secteurs culturels et créatifs européens pour 2014-2020, soit près d'un 1,5 milliard d'Euros d'aide au secteur culturel européen.

Or, qui fut cité en ouverture de son discours à Chaillot par la ministre Aurélie Filipetti ? Un poète. Le même Paul Valery dont les mots accueillent les visiteurs au fronton du bâtiment (voir légende de la photo ci-dessus). Celui-ci écrivait en 1919 dans "Regards sur l'histoire" :
"L'idée de culture, d'intelligence, d'oeuvres magistrales, est pour nous dans une relation très ancienne - tellement ancienne que nous remontons rarement jusqu'à elle - avec l'idée d'Europe."
Alors que les élections européennes arrivent dans une grande indifférence populaire (sauf à l'extrême droite) il est temps de rendre du sens à l'idéal européen, tant celui-ci s'est évaporé dans l'économie, les courbes de croissance, les provincialismes de la pensée et les calculs politiciens. Quoi qu'on en pense, il importe de ne pas laisser l'Europe entre les mains de ceux qui la haïssent, à droite ou à gauche.

Après le poète, la ministre de la culture a donné des chiffres, moins excitants mais assez parlants tout de même : 3,3% du Produit Intérieur Brut (PIB) de l'Union Européenne (UE) viennent du secteur créatif. C'est plus que l'industrie automobile ou l'agriculture. La source est une étude d'Androula Vassiliou, Commissaire européenne à la Culture, l'Education, le Multilinguisme et la Jeunesse - chaque mot compte dans son titre. Parallèlement, le secteur créatif représente 3% de l'emploi total en Europe, soit 6,7 millions de personnes.

Par comparaison, en France, la culture c'est 3,2% du PIB et 640 000 emplois, autant que l'industrie agro-alimentaire et l'agriculture ou encore 7 fois plus que l'automobile). Un calcul mental rapide montre que "nos" acteurs culturels sont bien plus nombreux mais un peu moins productifs que la moyenne européenne. Sont-ils moins bons ou importants au regard du public ou des siècles ? Evidemment, non.  

Pour donner encore quelques données chiffrées, 1€ "donné" à un festival "rend" 4 à 7€ de retombées sur son territoire. Ceci est vrai de Aurillac, Bussang, Avignon, Charleville-Mézières... dont les festivals font aussi partie de l'activité économique, c'est-à-dire humaine.

Ben ! Et la poésie ? 

Pardon de reposer inlassablement la question mais quand Aurélie Filipetti dans cette entrevue énumère les arts, on l'entend dire "le spectacle, le théâtre, la musique, la danse, etc... les arts visuels, les arts plastiques... ".
Bon sang ! Elle a juste oublié la poésie !

Mais quand donc la poésie sortira-t-elle de l'enfer du ETC des arts ????????

En revanche la ministre de la culture n'a pas oublié de parler des Industries culturelles.

Mais qu'est-ce qu'une industrie culturelle ?

Si les mots ont un sens, alors parler d'industries culturelles est un contresens. Parce que chaque création est un prototype, aux antipodes de toute logique industrielle.

Pire encore, c'est une traîtrise. Parce que la simple utilisation de ce concept américain est en soi une démission française face à la manière anglo-saxonne de voir les choses. Depuis toujours, ils disent "l'industrie musicale" pour désigner ce que nous, en France, nous appelons le "secteur de la musique". Et, non ! ce n'est pas la même chose. Un artiste ne se définit pas comme un travailleur de l'industrie musicale mais comme un musicien. 

Sans cesse il est nécessaire de résister à la tentation des marchands de ne voir la culture qu'en tant que patrimoine, c'est-à-dire un ensemble d'actifs valorisables, autrement dit transformables en valeur monétaire alors qu'on est là dans l'incalculable apport de ce qui rend la vie belle.

Il n'est donc pas légitime que la valeur éventuellement, subsidiairement patrimoniale de la culture l'emporte sur sa valeur symbolique. L'enrichissement (monétaire) de quelques uns ne peut se faire au détriment de l'intérêt (moral, sensible, artistique) de tous. Beauté, mon beau souci...

Edvard Munch, “Friedrich Nietzsche,” 1906.
Heureusement, le preux Raphael Enthoven est venu à la fin du Forum de Chaillot citer Nietzsche en profondeur pour ouvrir le débat, les yeux et les coeurs.

Nietzsche écrit en 1882 dans les fragments réunis sous le titre (discutable) de La volonté de puissance:
"Grâce à la liberté des communications, des groupes d'hommes se formeront qui dépasseront les nations" (...) 
"Ce que je vois se préparer lentement et comme avec hésitation c'est l'Europe unie."

Et la conclusion de Nietzsche est une volonté de puissance :
"Il n'y a QUE la culture qui donnera le jour à ce continent."

Certes, il faut comme l'a rappelé la ministre de la culture française (délectable amphibologie...) :
- lutter contre "l'optimisation fiscale et la disparité des taux de TVA entre physique et numérique"
- soutenir "le défi du numérique qui rapproche les artistes de leur public"
- reconnaître le "caractère irremplaçable du droit d'auteur pour rémunérer les créateurs "
- soutenir la création en Europe
voire même pourquoi pas "créer des acteurs mondiaux".

Mais surtout, il faut ne plus oublier la poésie au fond d'un ETC...

Car qu'est-ce qui peut le mieux lutter contre la haine, la guerre et le mépris que ces sentiments de pur plaisir, de bonheur intellectuel qui naissent du partage d'un poème du portugais Fernando Pessoa ou de l'italien Eugenio Montale, du souvenir d'un film du français Bertrand Tavernier, de l'angélique voix d'un Laurent Terzieff ou d'un Michael Lonsdale disant un pur vers de l'anglais Shakespeare ou du polono-germano-français Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz ?

AxoDom

12 avril 2014 : A la suite de cet article quelques échanges avec des amis européens, observateurs attentifs de ces sujets, notamment via le World Poetry Movement ou le site poieinkaiprattein.org (ce qui signifie en grec "Créer et réaliser") nous amenèrent à modérer l'enthousiasme que cette "affirmation d'une volonté politique au service de la culture" avait pu susciter en nous...
A suivre.

21 avril 2020 : La volonté de vivre - pléonasme schopenhaurien - du secteur culturel est vivace. On peut en découvrir une nouvelle manifestation dans le  Manifeste de l'UFISC pour une autre économie de l'art et de la culture


lundi 7 avril 2014

En Afrique la poésie parle aussi portugais

Un samedi après-midi d'avril à Paris Patrick Quillier, spécialiste de Fernando Pessoa, a ouvert aux amateurs de poésie tout un pan d'univers à découvrir : celui des poètes du Mozambique des trente dernières années. 

Chaque trimestre, le Salon littéraire du musée du Quai Branly, "là où dialoguent les cultures" développe un thème et l'illustre d'une sélection d'ouvrages mis à la disposition des visiteurs. C'est une excellente idée, d'autant que l'accès en est gratuit et ouvert à tous.

Le thème du moment est l'Afrique lusophone. Du coup, le responsable de ce Salon littéraire contemporain, découvrant son article "L'écoute sensible dans la poésie mozambicaine contemporaine(1) a souhaité inviter le poète, essayiste et professeur de littérature comparée à l’université de Nice Patrick Quillier, à qui l'on doit notamment l'édition de référence des oeuvres de Fernando Pessoa dans la Pléiade.

Un cénacle mêlant spécialistes et curieux s'est donc retrouvé autour de l'immense table de bois vernis de ce bel endroit pour l'écoute sensible promise par le programme.




En traduisant quelques uns de ces poètes du Mozambique, Patrick Quillier s'est donné la plus grande liberté. Ainsi, non seulement retrouve-t-il ce "fusillement" inventé par les envahisseurs allemands en 1870 pour les besoins quotidiens de leur conversation avec les vaincus(2) et d'un emploi aujourd'hui bien rare, même s'il se comprend tout seul dans ces vers de Luis Carlos Patraquim :
"Je me réveille dans la nuit
L'oiseau sacré chante les lois du ciel
nous assourdit, éclate dans la nuit
probablement les fusillements ont commencé."
... mais encore, il nous embarque par exemple dans un mot-valise aussi efficace que "vociférocement", rappelant en hommage combien ces néologismes étaient chers à Césaire.

D'ailleurs, Césaire était présent, en effigie. Juste en face du passeur, aux pieds des trois totems debout sur la table, se tenait sur un présentoir le monumental travail de compilation et de généalogie des "Poésie, Théâtre, Essais et Discours" d'Aimé Césaire coordonné par Albert James Arnold (Présence africaine, CNRS éditions, 2013, 1805 pages).

Face à Patrick Quillier se tenaient aux pieds des totems sur un présentoir
les "
Poésie, Théâtre, Essais et Discours" d'Aimé Césaire.

D'autres poètes du Mozambique furent évoqués dans cette heure embarquée sur la côte ouest africaine, d'autre vers cités et traduits, souvent à la volée.

Ainsi Eduardo White : 
"Si ça continue je vais saisir le mot revolver 
et envoyer une balle dans la tête de la tristesse.
Pour ce fils d'une lisboète, né en 1963 "Un poète n'est pas à comprendre mais à sentir".

Une perception contrastée de Pessoa

En réponse à une question de la salle, Patrick Quillier fut amené à préciser la place de Pessoa au Mozambique et on fut étonné d'apprendre qu'elle était "assez faible". A l'autre extrême des appréciations de l'histoire, Pessoa est quasiment devenu pour les Brésiliens un poète brésilien...

Pourquoi une telle divergence de destinée littéraire ? 
Deux raisons viennent successivement à l'esprit du conférencier. La première est la différence de statut de la langue portugaise dans les deux pays. Alors que le Brésil en a fait sa langue nationale, le portugais n'est maîtrisé que par 30% environ de la population du Mozambique qui abrite une trentaine de langues différentes. Le portugais est surtout la langue des citadins et de l'élite cultivée.
La seconde raison tient au rapport à la mémoire. De part et d'autre de l'Atlantique, le souvenir de l'esclavage et de la traite est totalement différent. Au Mozambique, le rapport à l'ancien pays colonialiste est encore une épine dans les cœurs. Au Brésil, cette histoire a quasiment fait de ce pays ce qu'il est aujourd'hui.

Ainsi, quand Eduardo White écrit "O poèta non e um fingidor" (le poète n'est pas un faussaire) il faut y voir une référence directe à un vers de Pessoa affirmant justement le contraire et que Patrick Quillier traduit : "Feindre est le propre du poète."

Au moment de terminer cette balade en poésie mozambicaine, le ton déjà naturellement doux de Quillier s'est faite encore plus feutré. "Depuis le début de cette soirée, j'ai en moi les voix de deux morts, Virgilio de Lemos (3)  qui fut publié en France aux éditions de la Différence et Michel Laban". Ce dernier, professeur et traducteur notamment d'auteurs angolais comme Luandino Vieira a disparu en novembre 2008. 

La conférence terminée, un petit groupe est resté longtemps encore autour de Patrick Quillier, professeur et poète en toque et gilets chamarrés. 

Quand nous sommes sortis de l'enceinte du musée la nuit était tombée sur la forêt de bâtons de lumière qui lançait quelques étoiles au plafond de la voûte du bâtiment. 
La tour Eiffel était dans son pyjama d'or pour touristes et on devinait dans l'ombre la neige cotonneuse des cerisiers en fleurs.


AxoDom




(1) Revue de Littérature Comparée d'octobre 2011 N°340 (disponible sur la base Cairn)
(2) Revue des Deux-Mondes, 1er sept. 1871, p. 51. (selon Littré via Reverso). Le mot fusillement est déjà signalé comme "peu usité" par l'édition de 1930 du Larousse du XXe siècle de Paul Augé et il est même absent du Dictionnaire historique de la langue française d'Alain Rey.
(3) Trois textes de Lemos dits ici par Alexia Stresi sur France Culture.